Diner des professionnels de la presse (Fête de l’Humanité 2021)

le 10 septembre 2021

Par Patrick Le Hyaric, Directeur du groupe l’Humanité

Le 9 septembre 2021

Madame la Ministre de la Culture,

Messieurs les représentants des syndicats professionnels,

Mesdames et Messieurs,

C’est un plaisir de vous retrouver à nouveau à ce traditionnel dîner des professionnels de la presse qui inaugure comme chaque année la fête de l’Humanité.

Permettez-moi d’associer à ces mots de bienvenue une pensée, que je sais partagée par chacune et chacun d’entre nous, pour les journalistes victimes des guerres, à celles et ceux privés d’exercer leur métier. Cinquante journalistes ont été tués l’année dernière dans le monde, dont plus des deux tiers assassinés dans des pays en paix. Et en cette année 2021, le premier d’entre eux le fut en Afghanistan le 1er janvier. Il s’appelait Besmellah Adel Imaq et dirigeait la radio Voice of Ghor. D’autres l’ont précédé et d’autres encore lui ont succédé dans des morts atroces. Aussi permettez-moi d’avoir une pensée confraternelle pour les journalistes afghans poussés à l’exil, en souhaitant que notre pays prenne toute sa part dans leur accueil.

Organiser notre Fête cette année relevait du défi. Un défi que nous avons vite voulu relever tant il est nécessaire pour nos amis, nos concitoyens de se retrouver, de communier dans de multiples initiatives culturelles, de débattre pour s’enrichir mutuellement après cette année de confinements et de solitudes.

Malgré les lourdes contraintes sanitaires qui pèsent actuellement sur les rassemblements publics, nous avons fait le choix en lien avec vous, Madame la Ministre, avec le premier Ministre, les services de santé et préfectoraux, de maintenir cet événement en l’adaptant rigoureusement à la situation.

Nous le faisons notamment comme un acte de soutien au monde de la culture, afin de contribuer à la relance du secteur événementiel particulièrement touché par les confinements successifs. La Fête de l’Humanité, vous le savez, est un évènement aux multiples facettes qui a toujours placé la création artistique et la culture sous ses différentes formes en son cœur. La mort du grand compositeur grec Mikis Theodorakis, qui fut notre hôte à plusieurs reprises, nous a rappelé combien la fête de l’Humanité fut et continue d’être ce lieu où les créateurs peuvent confronter leurs œuvres, parfois exigeantes, à une public populaire. Elle est aussi la fête des techniciens et intermittents du spectacle, nombreux sur nos différents espaces, et vise à les soutenir en cette période si incertaine et difficile pour elles et eux.

Cette Fête de l’Humanité, nous l’espérerons, conjurera les épreuves, les restrictions, parfois la solitude qui ont marquée l’année passée. Simplement pour retrouver le goût de la fête, du partage, de la convivialité.

Alors que l’isolement et les face-à-face hébétant avec nos écrans ont pu couver les outrances et polémiques inutiles qui saturent le débat public, notre Fête veut signer le retour du débat d’idées et des saines et libres confrontations en public.

Je me permets d’insister sur ce point qui prolonge en quelque sorte la fonction de nos journaux, pour l‘ouverture d’esprit et le partage des savoirs, le mélange des points de vue sur des sujets aussi divers que la poésie, les sciences, l’histoire, la philosophie, et l’échange d’arguments sur les enjeux politiques, sociaux, économiques ou de santé.  Tout ce qui permet aux lectrices et lecteurs de progresser sur les chemins escarpés de la connaissance et de la compréhension de notre époque si troublée.

Nous voulons en cela rester fidèles à la profession de foi du fondateur de L’Humanité Jean Jaurès qui s’attachait à « donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde ».

C’est l’opposé de la démarche des  nouveaux ogres numériques qui ne rassemblent que ceux qui se ressemblent. Leur rédacteur en chef s’appelle « algorithme » qui décide de ce que l’individu doit lire en fonction de ses historiques de navigation. En poussant au réflexe plutôt qu’à la réflexion, il fait  perdre aux individus une grande part de leur liberté de jugement.

Dans ce contexte, la presse d’information politique et générale, de qualité dans sa diversité en France pour la raison précise qu’elle est faite par des journalistes,  joue un rôle essentiel dans la vérification, la hiérarchisation et la contextualisation de l’information. Elle  contribue, par le large éventail de ses orientations éditoriales, à produire une information diversifiée, dans laquelle chacun peut se retrouver, sans exclusion, à faire vivre le débat autour de faits vérifiés et de confrontations argumentées, permettant à chacun de se forger sa propre opinion.

C’est de cette presse dont parlait Albert Camus qui « donne au pays sa voix profonde » à condition évidemment qu’elle soit celle de  l’énergie et de la raison plutôt que de la haine, celle de l’humanité plutôt que de la médiocrité. Cet indispensable pluralisme consubstantiel de la citoyenneté réelle est un combat permanent.  L’Etat doit  constitutionnellement être le garant d’une presse capable d’assurer « la libre communication des pensées et des opinions », comme le stipule la loi sur la liberté de la presse, dont nous avons célébré les 140 ans le 29 juillet dernier. Il devient sans doute nécessaire,  en lien avec l’éducation nationale de développer des programmes éducatifs sur les  enjeux de l’information et de ses traitements.

Or, soyons franc !  Si on n’y prend pas plus garde les simplismes, la déraison, les outrances populistes, les croyances irrationnelles pousseront l’humanité à marcher vers les ténèbres.  Le pluralisme de la presse doit donc être soutenu !  Cela n’est possible que par une action vigoureuse pour le promouvoir, en faisant cesser la mainmise des géants du net sur les contenus et les recettes publicitaires, en contenant les coûts de production et de distribution, en cessant les remises en causes  du statut coopératif de notre secteur, en défendant et en réimplantant des marchands de journaux, en défendant l’emploi dans les rédactions, en aidant les groupes de journaux qui en ont besoin à investir dans de nouvelles techniques et technologies, dont on sait que la rentabilité ne peut être envisagé qu’à long terme. Seuls quelques groupes suffisamment puissants peuvent supporter ces investissements colossaux. En plus des fonds stratégiques de modernisation, pourquoi ne pas créer un crédit spécial  remboursable au terme de trois ans à taux nul garanti par L’Etat, voire par les institutions européennes.

Face aux géants du numérique, aux réseaux sociaux et à certaines chaînes d’informations en continu, notre  atout incontestable est   la qualité et l’originalité de ce que nous produisons. Mais, les moyens humains et matériels qui permettent de l’atteindre manquent. Pourquoi ne pas inventer un système encourageant les enquêtes de fond et les reportages en combinant des souscriptions des lecteurs avec des aides équivalente de l’Etat afin de favoriser l’enrichissement des contenus des journaux, et le pluralisme dans le traitement des événements et le dévoilement de faits. Ceci favoriserait grandement le débat et serait utile a tous y compris aux institutions et aux directions d’entreprises.

Je sais, madame la Ministre, que vous êtes très attentive, ainsi que le gouvernement, aux profondes évolutions de la presse. Des mesures positives ont été prises en soutien aux titres ultra-marins, ainsi que le doublement de l’aide à la modernisation des diffuseurs de presse, et la hausse des crédits du Fonds stratégique pour le développement de la presse afin d’accompagner la transformation des modèles économiques de nos entreprises.

De même, la mise en place d’un crédit d’impôt pour encourager la souscription d’un premier abonnement à la presse d’information politique et générale est un geste important pour soutenir la lecture de nos journaux. Nous continuons de penser que cette mesure, pour avoir un réel impact, devrait concerner tous les abonnés, par la mise en place d’un véritable crédit d’impôt d’au moins 50%, pour un plafond de revenus de 28.000 euros sur une durée expérimentale d’au moins cinq années avec la possibilité d’être défiscalisé pour plusieurs journaux et revues.

L’accord tripartite passé au début de l’été entre l’Etat, l’Alliance de la presse d’information générale et la Filpac-CGT, appelé « Plan Réseau Imprimerie », doit servir à moderniser les outils de production dans les imprimeries, afin de répondre aux évolutions de l’information écrite et de sa diffusion. Au-delà de l’adaptation à la « baisse continue des flux », ce plan doit aussi répondre au besoin d’accompagner la transformation des compétences, tant sur le digital, l’audiovisuel que sur le support imprimé.

La distribution postale doit garantir la distribution au jour, des journaux aux abonnés ainsi que de nos courriers.  Si l’érosion des volumes nécessite sans doute d’améliorer le dispositif, l’égalité de distribution doit être garantie sur tout le territoire, ce que le recours à des entreprises privées de portage, soumises aux exigences de rentabilité, ne peut assurer convenablement et crée donc des inégalités d’accès à la presse quotidienne.

Le développement de nos activités  numériques est étroitement lié à la juste répartition des recettes publicitaires qu’elles engendrent. La décision de l’Autorité de la concurrence du 13 juillet d’infliger une amende record de 500 millions d’euros à Google pour le non-respect de plusieurs injonctions sur les droits voisins, est une victoire pour la presse et l’intérêt général. Google la conteste, mais nous ne devons pas céder. Au contraire nous devrions mener une grande campagne publique pour que ces groupes, comme le fait tout citoyen, respectent les lois communes. L’application de la loi sur les droits voisins doit  permettre une rémunération juste du travail des entreprises de presse, des créateurs et des journalistes.

L’importance de ces enjeux pour tous les démocrates, tous les républicains, pour la culture et la citoyenneté nécessite un débat public associant le maximum d’actrices et d’acteurs publics de lecteurs et lectrices de journaux, de journalistes et de citoyens dans un cadre qui pourrait être celui d’assises nationales pour le pluralisme de la presse, sous votre égide  Madame la Ministre.

On pourrait notamment y débattre des moyens de bâtir un système solide et pérenne de distribution, d’accélérer l’application de la directive européenne et la loi nationale sur les droits voisins faisant payer par les géants du numérique les articles et œuvres qu’ils commercialisent, d’appliquer à la presse d’information générale et politique une TVA nulle, comme cela se fait déjà au Royaume-Uni, d’augmenter l’aide publique aux quotidiens d’information générale et politique à faibles ressources publicitaires, de relancer un projet commun Etat-régions-éditeurs pour installer des bouquets de presse dans chaque lycée de France ; et comme je le disait a l’instant une aide supplémentaire aux abonnés avec  une réduction d’impôts ou un crédit d’impôt plus important.

Sans doute faudra t-il engager un combat international pour une convention interdisant d’utiliser des logiciels de surveillance afin de  protéger la presse et les journalistes. L’affaire Pegasus, qui a révélé au grand jour l’existence d’un logiciel israélien permettant la surveillance massive et mondialisée de militants, avocats, hommes politiques et journalistes par différents Etats, nous y incite. Comme plusieurs de nos confrères, une de nos journalistes, Rosa Moussaoui, a été victime de cette machination, coupable d’avoir révélé le sort atroce réservé à des journalistes marocains. Depuis, nous sommes l’objet de pressions diverses des autorités marocaines pour nous intimider. Cette affaire est si sérieuse qu’elle porte atteinte à l’une des libertés fondamentales : celle d’informer.

Nous savons, Madame la Ministre, pouvoir compter sur votre engagement pour nous accompagner dans les défis que notre profession doit relever, au service de l’information, du débat pluraliste, afin de dépasser l’actuelle crise démocratique car pour reprendre les mots de Milan Kundera : nous ne voulons pas « traverser le présent les yeux bandés ».

Victor Hugo avait déjà alerté en son temps sur ces enjeux, puisqu’il avait lié pluralisme de la presse et suffrage universel. Selon lui  la souveraineté du peuple autant que l’âme du pays se manifeste sous deux formes : « d’une main elle écrit, c’est la liberté de la presse ; de l’autre elle vote c’est le suffrage universel ». Il ajoutait : « la liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une c’est attenter à l’autre ». Ces phrases contiennent un immense programme pour combattre et conjurer les défiances et l’actuelle crise politique et démocratique.

Je vous remercie de votre attention.


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