Nourrir les êtres vivants ou dévaster la santé et la biodiversité ?

le 26 février 2025

La grenaille de plomb de la guerre culturelle que mène le trumpisme creuse des sillons noirs dans les champs et laisse ses traces dans nos assiettes.

On l’aperçoit, incrustée dans la loi d’orientation agricole votée aux forceps, la semaine dernière, par une majorité au Parlement. Le lourd silence organisé sur cette majorité, composée des droites, des caméléons du macronisme, du centrisme titubant et des extrêmes droites, va de pair avec celui qui entoure le contenu même de cette loi.

Cette loi ne contient aucun article visant la garantie des prix de base rémunérateurs du travail, des investissements et des services que rendent les paysans-travailleurs à la société. L’engagement du président de la République lors du Salon de l’agriculture, il y a un an, de décider de « prix planchers » au départ des produits de fermes s’est, comme d’autres promesses, évanouie dans les fosses à lisier élyséennes.

Dans le droit fil de la propagande capitaliste, qui fait croire que les causes de nos difficultés seraient les « dépenses  sociales » ou « les immigrés », on accrédite l’idée que les souffrances paysannes seraient dues aux « normes ». Lesdites normes sociales et environnementales protègent bien souvent les conditions de travail, la santé des paysans et de tous les êtres humains, des animaux et de la terre. Vouloir les affaiblir et les détruire revient à s’aligner sur le moins-disant social et environnemental pour conclure des traités de libre-échange au seul service des multinationales de l’agrobusiness et du transport de marchandises. Voilà un formidable moyen de désarmer le projet d’une agriculture vertueuse pour insérer encore le travail des petits et moyens paysans, la terre et les animaux dans la barbarie de la mondialisation capitaliste.

Aucun article non plus sur les enjeux cruciaux de l’heure : désendettement des paysans ; moyens de faire face aux modifications climatiques et à la perte de biodiversité ; renouvellement des générations d’agriculteurs alors que dans dix ans un tiers des actifs d’aujourd’hui accédera à la retraite. Rien non plus pour progresser vers le droit à l’alimentation pour toutes et tous.

C’est une tout autre cohérence que fait maturer la Sainte-Alliance des droites et de l’extrême droite, en osmose totale avec les grands conglomérats de l’agroalimentaire, de l’agrochimie, de l’agro technologie et des banques.

Chaque mot du premier article de ce texte est un programme politique régressif en lui-même : la valorisation et le développement de l’agriculture sont érigés en cause « d’intérêt général majeur en tant qu’ils garantissent la souveraineté alimentaire de la Nation » et constituent « un intérêt fondamental de la Nation en tant qu’éléments essentiels de son potentiel économique ». Des mots en apparence inoffensifs. Mais des mots revolvers pour élargir toujours plus la brèche d’une agriculture toujours plus productiviste, jetée dans les vagues déchaînées du capitalisme international.

Ériger la production agricole en « intérêt général majeur » sans se soucier de la possibilité pour les agricultrices et agriculteurs de vivre correctement de leur travail revient à contredire l’intérêt général majeur de la protection de l’environnement pour accélérer le modèle d’une agriculture industrialisée, qui fait peu de cas du corps des femmes et des hommes, de leur santé et de l’environnement. Ce que confirment d’ailleurs les articles rendant facultatif les « stress tests » climatique ou adoucissant le cadre juridique de l’implantation et de la conservation des haies ; ceux qui autorisent tous les produits phytosanitaires que l’Union européenne concède sous les pressions du groupe multinational agrochimique Bayer-Monsanto ; ou encore le peu d’entrain à soutenir l’agriculture biologique alors que la construction de grands ouvrages hydrauliques et de fermes industrielles sera facilitée.

La répétition du concept de « souveraineté alimentaire » est antinomique avec celui d’une conception de l’agriculture comme « élément essentiel de son potentiel économique », inscrit dans la loi et répété par le président de la République au Salon de l’agriculture. Il s’agit plutôt d’un détournement de la notion de souveraineté alimentaire comprise, non pas comme un enjeu démocratique et de droits humains, mais comme un outil d’influence géostratégique dans la guerre économique mondiale et dans la stratégie d’accélération d’échanges au seul service des grands conglomérats de l’agro-industrie et des oligopoles du transport, au détriment de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. 

C’est d’ailleurs au nom de la cruelle compétition sur les marchés internationaux que la loi utilise la souveraineté alimentaire dans l’objectif de justifier toutes les régressions sociales et environnementales. La promotion de l’intensification de la production pour l’exportation est cohérente avec l’importation d’engrais, de pesticides, de soja pour nourrir l’élevage laitier.

Voilà, la tenaille qui enserre encore plus le travailleur-paysan : il est contraint de vendre sa production à un prix mondial qui n’a strictement rien à voir avec les dépenses nécessaires à leur production et à la rémunération de son travail, alors que les secteurs d’amont lui fournissent machines, engrais, produits chimiques, matières protéiques au prix fort.

La majorité parlementaire avec l’appui de la ministre vient de se surpasser : elle conforte le principe de la non-séparation des activités de vente et de conseils dans le commerce des engrais de synthèse ou de produits pesticides ou herbicides. Les vendeurs payés à la tâche tendront donc à conseiller au paysan d’acheter davantage de ces produits, pour en répandre davantage, puisqu’il n’y aura plus de normes. Les agriculteurs dépenseront donc davantage, compresseront davantage leur revenu et pollueront davantage. De la pure aliénation capitaliste organisée depuis le Parlement !!

La France a largement la capacité de produire la majeure partie des denrées alimentaires pour nourrir convenablement sa population. Mais il n’y a pas réellement de souveraineté alimentaire quand la production de 43 % des terres, soit 12 millions d’hectares, est destinée à l’exportation, alors que les importations équivalent à la production de 10 millions d’hectares*. Notre pays exporte du blé payé selon les variations de la valeur des cours mondiaux décidés à la bourse de Chicago, mais il importe les trois quarts des pâtes et des semoules consommées par nos concitoyens. Le groupe laitier Lactalis veut collecter de moins en moins de lait en France pour importer du lait en poudre de Nouvelle-Zélande et du lait du Brésil grâce aux accords de libre-échange.

Une loi d’orientation agricole soucieuse des paysans, de la rémunération de leur travail, de la préservation de la biodiversité et de la santé, tout en luttant contre les souffrances de la précarité alimentaire, se serait attachée à mettre en cohérence la production agricole et les besoins alimentaires en quantité et en qualité. Elle mettrait en débat la construction d’un statut du paysan-travailleur, traiterait  des moyens d’installation de jeunes, des rémunérations du travail et elle prendrait en considération les services que rend l’agriculture à la nature. Elle ouvrirait le processus  de l’intégration des paysans dans le régime général de la Sécurité sociale et d’un droit à la retraite qui ne pourrait pas être en deçà du Smic.

Une loi progressiste traiterait de cette aberration capitaliste qui fait qu’avant de produire le premier litre de lait, de vin ou le premier kilo de céréales ou de fruits et légumes, le travailleur-paysan doit s’endetter de telle sorte qu’il reste esclave de ces dettes, et donc de la banque, toute sa vie. Aucune disposition pour alléger ces dettes n’est envisagée. Pourquoi serait-il impossible de développer une création monétaire sous contrôle populaire pour en faire une avance rémunératrice du travail ?

Une loi progressiste traiterait de l’injustice qui consiste à octroyer 51 % des aides européennes (PAC) à seulement 20 % des agriculteurs. Primes qui n’ont que pour objectif de maintenir les prix le plus bas possible afin de permettre à l’industrie agroalimentaire et à la grande distribution d’accroître leurs marges bénéficiaires.

Une loi progressiste traiterait des prix de base à la production en lien avec les instances européennes afin de rémunérer un travail paysan qui est de plus en plus qualifié, en préservant une agriculture non industrielle valorisant les territoires et la nature.

Plutôt que de rester dépendants des intrants chimiques au prix élevé, il serait plus judicieux, plus efficace, moins onéreux et moins polluant de valoriser l’abondance des ressources naturelles qui sont renouvelables et gratuites. Le soleil permet la photosynthèse. En fixant l’azote de l’air, les légumineuses permettent la production de protéines végétales. Le sous-sol contient quantité de minéraux qui, en se libérant, favorisent la fertilisation des sols. Les vers de terre l’aèrent, travaillent l’humus, permettent la circulation de l’eau et la transpiration des plantes est indispensable à l’absorption de gaz carbonique. Le carbone contenu dans l’air permet la synthèse des glucides et des lipides. Les abeilles pollinisent et permettent les récoltes. Les haies ont un rôle fertilisant et protègent les cultures des vents, limitent l’érosion des sols et sont les domiciles d’innombrables insectes utiles à la biodiversité. L’agroforesterie permet le captage du gaz carbonique, des minéraux dans la profondeur du sol, héberge des champignons qui, eux aussi, sont des extracteurs de minéraux qu’ils restituent aux sols.

C’est donc à une mutation agroécologique combinée à la formation, au développement de la recherche et à l’installation de centaines de milliers de jeunes agriculteurs sur des unités de production à taille humaine, entourées de services publics ruraux, qu’une loi d’orientation agricole devrait inciter, préparer, réussir. Une loi valorisant une alliance entre le travail paysan et les valeurs d’usage des biens communs globaux.

En lien avec le « pouvoir vivre » paysan, une loi progressiste s’attacherait au « pouvoir de vivre mieux » de toutes et de tous, en appliquant un véritable droit à l’alimentation contre la précarité alimentaire. La mutation vers une production agricole et alimentaire durable, dotée de grandes qualités sanitaire, nutritionnelle et environnementale, intégrerait le processus de mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation comme projet national et social. Une telle transition pourrait bénéficier des 53,6 milliards d’euros par an** destinés à soutenir les acteurs de l’actuel système alimentaire, auxquels s’ajouteraient des économies sur les soins de santé qu’engendrent des pathologies causées par une mauvaise alimentation.

On peut sans attendre jeter les bases de ce communisme du vivant.

L’agro-écologie n’est pas punitive. Elle est la condition pour sauver les ruralités, la santé, la biodiversité et le climat. Elle est liée à la possibilité pour les travailleurs de la terre, les chercheurs, les salariés des industries agroalimentaires et l’ensemble des citoyens de conquérir la maîtrise, le pouvoir sur le travail et la production. Loin d’une plus grande insertion de la production agricole et de la consommation alimentaire dans l’ultra-capitalisme comme le veut cette loi, elle appelle à rechercher les chemins d’un après-capitalisme. Ceux de l’humanité.

Patrick Le Hyaric

24 février 2025

* Rapport du mouvement Terre de liens, « La propriété des terres agricoles », février 2025.

** Institut de l’économie pour le climat (I4CE-Institute for Climate Economics), Rapport 2023.  


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