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Faut-il que la classe capitaliste européenne soit si inquiète pour que ses fondés de pouvoir de la Commission européenne, commandent coup sur coup des rapports qui sonnent l’alarme ? Après celui d’Enrico Letta, ancien président social-libéral du Conseil italien, voici celui de Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne et actuel président de l’Institut Delors, remis la semaine dernière à la présidente de la Commission européenne. Quatre-cents pages pour un véritable programme qui sera présenté au Parlement européen ce 17 septembre.
Ce texte est un formidable révélateur des inquiétudes de la classe dominante en Europe. Ses angoisses ne sont pas dues aux trop faibles rémunérations du travail, ni à la destruction des services publics, ni à l’hécatombe agricole, ni aux inégalités qui galopent, ni à la pauvreté qui touche 100 millions de personnes.
Non. Il n’est question ici que de compétitivité afin de permettre aux capitalistes européens et internationaux de rattraper le retard que prend l’Union européenne dans la compétition avec les États-Unis et la Chine. On y lit même en creux que les normes sociales et environnementales constituent un frein à l’amélioration de « la productivité » des entreprises et à leur croissance. Et le rapport Draghi de fustiger les 13 000 actes législatifs annuels décidés par les instances européennes contre 5 500 aux Etats-Unis. Il convient donc de « déréglementer » plus et plus vite.
Évidemment, dans ce genre de rapport, sont inscrits un certain nombre de constats factuels. Ils sont intéressants et doivent être pris au sérieux. De notre point de vue, ils constituent un réquisitoire accablant du type d’intégration européenne sous domination capitaliste : décrochage économique, technologique et industriel, amplifié par une démographie en chute libre, productivité en berne. Selon l’auteur expérimenté du rapport, l’Europe pourrait être menacée d’une « lente agonie ». C’est dire l’angoisse qui saisit les milieux dirigeants européens !
« L’écart entre l’Union et les États-Unis en ce qui concerne le niveau du produit intérieur brut (PIB) aux prix 2015 s’est progressivement creusé, passant d’un peu plus de 15 % en 2002 à 30 % en 2023 tandis qu’en pouvoir d’achat, l’écart se situe à 12 %. » Peut-on y lire. Autrement dit, les pays européens se sont appauvris. Plus clair encore : « La croissance du revenu disponible réel par habitant est presque deux fois plus rapide aux Etats-Unis qu’en Europe depuis l’année 2000 ». Il n’y a pas critique plus cinglante des politiques européennes menées jusque-là.
De même, si le rapport salue l’ambition de décarbonation accélérée par la Commission européenne depuis 2019 pour devenir « un levier de croissance et de compétitivité », il met en garde sur la nécessité du primat de politiques industrielles sur les politiques de préservation du climat. Les trois priorités énoncées pour devenir le cœur d’une nouvelle stratégie industrielle sont : la décarbonation, la numérisation et l’industrie de défense. Enrico Letta comme M. Draghi mettent à nu les contradictions dans lesquelles s’est enfermée l’Union européenne. Le suivisme atlantiste des instances européennes et la critique permanente de la Chine cachent les impasses vers lesquelles nous marchons.
L’énoncé des révélations est sans appel pour les industriels capitalistes européens. S’agissant de l’industrie de défense : 80 % des dépenses réalisées au sein de l’Union européenne pour aider l’Ukraine soit 140 milliards d’euros servent au développement de l’industrie militaire aux États-Unis, en Turquie et en Corée du Sud. Ainsi, l’Union, alignée sur l’imperium, ne joue aucun rôle pour la paix et laisse les flammes de la guerre rôder à ses frontières. Mais, en plus, sa stratégie profite à d’autres pays ou plutôt à des groupes capitalistes d’autres pays. On peut en dire autant de notre dépendance totale vis-à-vis du numérique à base nord-américaine comme de l’industrie pharmaceutique. La collection de discours de M. Macron sur la souveraineté européenne n’est qu’un album de fables camouflant ces abandons.
On s’inquiète aussi dans les couloirs de la commission du fait que le jeu des marchés financiers internationaux constitué des banques, assurances, fonds de pension et fonds souverain aspirent plus de 300 milliards de l’épargne des Européens pour développer les grandes entreprises américaines.
L’ancien président de la banque centrale européenne est lucide sur ces difficultés et ces dépendances dont il porte une part non-négligeable de responsabilité. Son remède est puissant, mais il n’est pas administré pour sortir le travail de ses souffrances, les services publics de leur décrépitude, et pour chasser la pauvreté et le chômage du vocabulaire européen.
Il recommande de revenir à un niveau d’investissement équivalent à celui de la période des années 1960 à 1970. On pourrait le suivre sur un tel objectif ambitieux. Pour cela, il propose d’adopter le même schéma qui a été mis en œuvre à la fin de la pandémie du Covid-19 en recourant annuellement à un emprunt de 750 milliards d’euros durant plusieurs années. Un tel niveau de dépenses d’investissements est colossal puisqu’il représente à peu près 5 % du produit intérieur brut. C’est dire le niveau de l’effort à produire pour se mettre au niveau des États-Unis et de la Chine. On pourrait partager ces objectifs. Ils constituent un désaveu net des politiques austéritaires que la commission veut amplifier. Elle est en totale contradiction avec l’injonction faite à notre pays de réduire de 110 milliards ses dépenses publiques pour les trois années à venir.
Seulement plusieurs questions fondamentales se posent. Qui emprunte, à qui, pour qui et pour quoi faire ?
S’il s’agit pour les États d’emprunter aux marchés financiers aux conditions fixés par ceux-ci, on assiste à une relance du capitalisme financier à partir de l’épargne quasi-gratuite des familles populaires ou par création monétaire de la banque centrale qui servira à la spéculation financière contre le travail et les formations nécessaires à la bifurcation écologique.
M. Draghi comme tous les fondés de pouvoir du capital souhaite octroyer de larges subventions publiques à des investissements privés dans le numérique, l’intelligence artificielle et l’environnement, sans condition de développement de l’emploi et de nouvelles avancées sociales ou de partage des fruits d’une nouvelle relance vers les vrais producteurs de richesses que sont les travailleuses et les travailleurs qui vont vivre la « chaîne de valeurs », depuis la recherche, la conception, la production et la distribution.
Loin des nécessités sociales, humaines et écologiques, il s’agit une nouvelle fois de la combinaison d’une approche technophile, marchande et consumériste de l’économie et des sociétés.
Or, le moment est venu pour les instances européennes d’innover et de remplacer les critères froids et secs de la productivité et la mise en compétition des travailleurs entre eux par des indicateurs de développement durable, de lutte contre le chômage, la précarité de vie et la pauvreté. Au lieu des cours de bourse répété plus souvent que les bulletins météo, il serait plus utile et plus efficace de créer des indicateurs de bien-être humain et de progrès écologique. Il est vrai qu’ils ne se marient pas avec le principe cardinal de la « concurrence libre et (prétendument) non faussée ». Or, donner les pleins pouvoirs aux détenteurs de capitaux et aux actionnaires-propriétaires qui de plus veulent gérer nos données, accaparer les réseaux d’énergie et de transport après avoir fait main basse sur la pharmacie, la chimie, les semences, la défense précipitera tout projet de coopération européenne dans le précipice que ne manquerait pas de venir s’accaparer encore plus le grand capital à base nord-américaine. Ne voit-on pas à quel point cette politique atlantiste est en train de miner l’industrie allemande avec un énorme plan de licenciement dans le groupe Volkswagen après avoir rendu l’approvisionnement énergétique plus dépendant des USA à la faveur de la guerre en Ukraine ? Ici même, 260 000 emplois sont menacés pour les prochaines semaines ? 62 000 entreprises ont été acculées à la faillite ces douze derniers mois !
Une autre orientation sociale, humaine, environnementale consisterait en une grande bataille populaire pour rendre les travailleurs de l’industrie, du commerce, de l’agriculture ou des services publics maître de la création monétaire des banques et de l’utilisation de celle-ci afin de ne pas se voir opposé en permanence la chape de plomb de la dette qui n’est qu’un moyen de soumettre les citoyens à la politique unique au service des puissances d’argent que défendent les pouvoirs nationaux et européens. La création monétaire et le système bancaire doivent devenir publics afin de servir de grands projets publics pour faire vivre la production d’humanité : l’école et la formation, la recherche et l’enseignement supérieur accessible à toutes et tous, la santé, les transports gratuits, le logement confortable et de haute qualité environnementale pour toutes et tous, un droit effectif à l’alimentation, une production industrielle sous le contrôle des travailleurs condition de qualité des produits et de préservation de l’environnement.
Il est une autre source de financement possible dont personne ne parle. Il constituerait pourtant une énorme manne pour le développement de services publics visant le progrès social et écologique : il s’agit du « mécanisme européen de stabilité » crée à l’origine pour permettre de venir en aide à un état en difficulté. Les 700 milliards d’euros qui y végètent seraient bien plus utiles pour le bien commun. Cette structure pourrait être transformée en fond européen solidaire de développement social et environnemental avec la mission élargie de restructurer ou d’effacer des dettes d’État en difficulté et de déployer de nouveaux services publics.
Seulement, M. Draghi ne développe pas une vision au service du bien commun et du développement humain. Il n’a pour horizon que le service au capital. Ainsi, ses propositions visent à renforcer le marché unique des capitaux, l’union bancaire et la poursuite du pillage des matières premières rares pour les technologies nouvelles avec la mise sur pied d’un « club des matières premières critiques » des pays du G7 +. Mieux, il pousse l’Union européenne à progresser dans l’exploitation minière en eaux profondes. Pour être certain que son rapport qui constitue un nouveau programme politique pour le capitalisme européen, il recommande de créer un cadre de « coordination de la compétitivité » et un émissaire européen aux pouvoirs étendus pour le mettre en œuvre. Il pense sans doute à lui-même pour ce poste.
Ce texte exclut le travail, les travailleuses et les travailleurs de ses réflexions. Pourtant, ce sont encore eux qui seront les fantassins de cette nouvelle guerre économique au sein du capitalisme mondialisé. Elles et eux qui, au nom de la compétitivité se voient menacés dans leurs droits sociaux, leur protection sociale, leurs conditions de travail aggravées. Il conviendrait donc de s’occuper partout de ces enjeux pour faire émerger un autre projet d’union des peuples et des nations associés et solidaires. Une Union de progrès humain, de coopération et de paix. S’occuper de transformer la construction européenne, c’est ouvrir des portes du changement dans la vie quotidienne de millions d’Européens.
Patrick Le Hyaric.
Le 17 septembre 2024.
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