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Les manifestations de clémence, de la part des hommes du pouvoir et de la droite, et de trop nombreux médias dans leurs hommages au fondateur et chef du Front national, confinent à de la malsaine connivence, si ce n’est à de la complicité. Elles s’inscrivent dans la troublante continuité de la banalisation de l’extrême droite française, et en sont un accélérateur.
Le brouillage de tous les repères idéologiques atteint son paroxysme quand des responsables de l’État qualifient « d’outrances » ou de « polémiques » des propos qui ont valu à Le Pen une vingtaine de condamnations judiciaires pour incitation à la haine raciale ou pour contestation de crimes contre l’humanité. Décidément, les sulfateuses à détruire tout repère idéologique tournent à plein régime.
Par quelle amnésie magique et obscurantiste, président de la République, Premier ministre, ministres et dirigeants de droite peuvent-ils transformer un tortionnaire colonialiste, un raciste antisémite et islamophobe, homophobe, anticommuniste et négationniste tantôt en « une figure de la vie politique », tantôt en homme qui « a marqué son époque », ou encore, comme l’écrit l’Élysée en « figure historique dont le rôle dans la vie publique de notre pays pendant près de soixante-dix ans relève désormais du jugement de l’histoire ». Voici l’euphémisme devenu politique !
Est-ce que tout ceci est destiné à camoufler les conditions de la fulgurante ascension de celui qui créa le Front national avec ses amis anciens de la Waffen SS ? L’existence et la force de Le Pen et de ses idées ne doivent rien à un prétendu génie politique.
En effet, alors qu’il n’avait pas pu être candidat à l’élection présidentielle de 1981, il a bénéficié, comme les braqueurs de banques, de nombreuses complicités. Dans un contexte où tout était fait pour affaiblir le Parti communiste français, le tournant droitier du pouvoir mitterrandien pour adapter, dès 1983, la France à la mondialisation capitaliste a servi de carburant à l’extrême droite.
Deux événements fondateurs constituent un accélérateur des particules du proto-fasciste.
Le premier a lieu lors des élections municipales partielles à Dreux où le candidat du RPR s’allie au second tour, le 11 septembre 1983, à la liste du lieutenant de Le Pen, Jean-Pierre Stirbois, pour battre la maire socialiste sortante Françoise Gaspard. Le Front national obtient 10 conseillers municipaux et 3 adjoints au maire. Jacques Chirac justifiera cette alliance dès le lendemain, dans un discours à Rambouillet en ces termes : « Ceux qui ont fait alliance avec les communistes sont définitivement disqualifiés pour donner des leçons de droits de l’homme et de règles de démocratie. » Il reprenait ainsi l’argumentaire du penseur du conservatisme d’alors, Raymond Aron, qui avait écrit : « L’opposition ne changeait pas de nature, elle ne se ralliait pas aux idées du FN, elle acceptait quatre compagnons de Le Pen sur sa liste, ce qui me semble moins grave que d’accepter quatre communistes au Conseil des ministres. » Par la suite, en 1988, la droite dirigea plusieurs conseils régionaux – Bourgogne, Rhône-Alpes, Picardie, Languedoc-Roussillon, Centre-Val de Loire – avec l’appui de l’extrême droite.
Le mois de mars de l’année 1983 est l’autre moment charnière. Le président de la République, F Mitterrand reniant les engagements communs de la gauche , entraîne le pays dans la voie d’une construction européenne plus fédéraliste et financière, préparant la liberté totale de circulation des capitaux et des marchandises, tout en laissant détruire de grands secteurs industriels, de la sidérurgie au textile. Le Pen fut le monstrueux enfant de cette négation des engagements de la gauche socialiste et de cette mutation-destruction.
Il va d’autant plus vite prendre de l’élan que François Mitterrand lui a agrandi officiellement et artificiellement les ailes*. Après plusieurs rencontres avec des conseillers de l’Élysée, Le Pen se plaint au président de la République, dans une lettre du 26 mai 1982, du traitement insignifiant du congrès du FN qui s’est tenu les 7 et 8 mai 1982. Dès le 22 juin, François Mitterrand répond en personne au chef de l’extrême droite en jugeant « regrettable » « l’incident que vous signalez » et l’informe qu’il demande « à M. le Ministre de la communication d’appeler l’attention des responsables des sociétés de radiotélévision sur le manquement dont vous m’avez saisi ». Incroyable pour un parti qui, à l’époque, n’est même pas présent à l’Assemblée nationale.
L’ordre fut promptement exécuté puisque le zélé Georges Fillioud, ministre de la communication, fit passer, dès le 29 juin 1982, Jean-Marie Le Pen au journal de 23 heures de TF1, puis le 7 septembre, au populaire 13 heures d’Yves Mourousi. Et cela ne s’arrêtera plus. Le 19 septembre, il est l’invité du journal de 20 heures sur Antenne 2. Le 28 septembre, il se retrouve dans l’émission humoristique de Claude Villers à France Inter, « Le tribunal des flagrants délires ». Le 30 octobre, il est à nouveau l’invité de TF1. Avant les élections municipales du mois de mars 1983, Yves Mourousi le reçoit à nouveau dans son journal de la mi-journée qui est alors très regardé. Le 18 septembre 1983, soit une semaine après l’alliance victorieuse de la droite et de l’extrême droite, il est l’invité du Club de la presse d’Europe 1. À cette occasion, Le Monde barre sa une avec ce titre, « Le jour de gloire de M. Le Pen ». Une autre émission phare de l’époque, « Face au public » sur France Inter, lui ouvre ses portes. Et sa grande consécration vient avec sa participation à l’émission « L’heure de vérité » sur Antenne 2, le 13 février 1984. Au cours de cette émission, devant les animateurs** de l’émission médusés et embarrassés, il se leva pour demander une minute de silence pour les « morts du communisme ».
Ainsi l’ascension médiatique organisée de Le Pen ouvrit-elle la voie à son expansion électorale. C’est bien une stratégie politique qui a organisé sa reconnaissance avant toute légitimité. Ce que reconnaîtra ainsi Pierre Bérégovoy, alors secrétaire général de l’Élysée, le 21 juin 1984 : « On a tout intérêt à pousser le FN, il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C’est la chance historique des socialistes. »
On mesure aujourd’hui les désastres de ces stratégies politiciennes pour les partis de la droite issus de l’après-guerre, pour le Parti socialiste lui-même et la gauche toute entière. Bien pire encore, cette vulgaire tactique a surtout servi à préserver les intérêts fondamentaux du capital contre les intérêts de l’immense majorité du peuple, quitte à faire de la scène politique française un immense champ de ruines.
Quarante-deux ans après, dans le droit-fil de cette terre brûlée, les hommages confortent d’autant plus la montée de l’extrême droite que, du pouvoir aux différentes nuances des droites, les thèses antirépublicaines du FN/RN s’inscrivent en lettres noires dans leurs programmes et que leurs discours en vomissent comme de la lave.
La contamination prend une telle ampleur qu’on a pu entendre des commentateurs classés à gauche expliquer que Le Pen aurait été un visionnaire en lui « reconn[aissant] une intuition (sic) sur l’immigration » notamment. On nous valine par conséquent, la vieille thèse selon laquelle « il y a un problème avec l’immigration » comme le serinent le RN/FN et la droite. Or le milliardaire raciste, antisémite et anticommuniste viscéral de Montretout n’a toujours été qu’un souffleur de haine et de division dans un pays construit de mille strates de migrations honnies par ce nostalgique de l’Algérie française. L’histoire de la France, notre société, a été forgée de grands élans de solidarité, d’hospitalité et de fraternité – et de luttes sociales indiscriminées puissantes que Le Pen a toujours combattues avec rage.
Les puissances d’argent, jamais rassasiées, sont mûres pour faire de l’extrême droite leur roue de secours tant elles ont épuisé leurs traditionnels mandataires aux multiples nuances politiciennes déguisées derrière le mot sans cesse sali de « démocratie ». Décidément, la banalisation va jusqu’au tombeau. Ne baissons pas la garde.
Patrick Le Hyaric
9 janvier 2025
* Documenté dans le livre de Franz-Olivier Giesberg, alors éditorialiste au Figaro, La Fin d’une époque [1993]. Voir aussi dans La Main droite de Dieu : enquête sur François Mitterrand et l’extrême droite [1994], d’Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez.
** Pierre Luc Séguillon et Albert Du Roy.
*** Voir aussi le dossier de L’Humanité du 8 janvier 2025 et l’éditorial de Stéphane Sahuc