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L’« absolutisme de la liberté d’expression », c’est ce concept flou, obscur et trompeur qui nous arrive des États-Unis réactionnaires. Il signifie que vous n’avez jamais besoin de prouver ce que vous dites. Par contre, celui ou celle qui s’oppose à ce que vous dites doit apporter la preuve de la fausseté de ce que vous avancez. Ce nouvel absolutisme est constitutif de la stratégie des extrêmes droites dont le duo Trump-Musk est devenu le fer de lance. Le décret N° 2 signé par Trump porte l’intitulé : « Rétablir la liberté d’expression et mettre fin à la censure fédérale » acte ce projet qui sous couvert de liberté d’expression organise une nouvelle censure dans laquelle les critères de ce qui est dit ou tue relèvent de la vision réactionnaire des dirigeants des plates formes numériques et du gouvernement.Toutes les informations, toutes les idées, qu’elles soient fausses ou vraies, sont selon eux à mettre sur un pied d’égalité.
Et les prétendus débats destinés à les départager sont « un marché ». Plus question ici de délibérer sur le droit à l’information, puisque l’on entre dans le « marché des idées » qui lui-même nourrit le marché capitaliste grâce aux algorithmes. Les opinions sont donc un « marché », comme le suggère le réactionnaire Pascal Praud dans sa dernière chronique de défense de Musk et de Trump, publiée par le Journal du dimanche.
Une telle conception de la liberté absolue a permis par le passé de nier la Shoah comme elle permet maintenant de nier les bouleversements climatiques ou de répandre de fausses informations sur l’apparition de certaines pandémies ainsi qu’on l’a vu lors de l’épidémie du covid-19. Cette interprétation du premier amendement de la Constitution nord-américaine, baptisé aussi « freedom of speech » ou « free speech », sert donc de paravent au négationnisme.
Cette menace rôde autour de nos esprits, pénètre désormais dans les salles à manger de nos concitoyens à qui on fait confondre pluralité de chaînes de télévision avec pluralisme d’approche de l’information et du traitement des événements.
La liberté d’expression, la liberté de communiquer ses idées et opinions, et la liberté de la presse sont en France consacrées par de grands textes : l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui énonce que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Les lois sur la liberté de la presse de 1819 et, surtout, la loi du 29 juillet 1881 règlent intelligemment ces libertés. Elles se combinent avec les grandes lois sur les associations et avec la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.
Ce corpus de droits qu’il faut sans cesse protéger et défendre affirme nettement qu’aucune liberté n’est absolue, comme le précise la fin de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On n’a pas le droit de calomnier ou d’injurier, d’inciter à la haine raciale ou religieuse, de tenir des propos antisémites, racistes, xénophobes ou homophobes, d’appeler à la violence physique contre les individus, de faire l’apologie des crimes de guerre ni des crimes contre l’humanité.
C’est loin du principe du « free speech » nord-américain qui, tout en étant d’interprétation flexible, ouvre la voie à toutes les insultes, à tous les mensonges, à toutes les négations, à tous les racismes, à toutes les misogynies.
C’est cette prétendue liberté qui a permis à Trump – qui, selon le Washington Post, a prononcé 30 373 fausses affirmations durant son premier mandat – de répéter que les Haïtiens « mangeaient des chiens et des chats » ou d’accuser le gouverneur de Californie d’avoir refusé de signer la « déclaration de restauration de l’eau » pour combattre les incendies qui ont ravagé Los Angeles. Or, une telle déclaration n’existe pas aux États-Unis.
Le duo Trump-Musk et leurs 11 milliardaires qui occupent le pouvoir à Washington ont construit la conquête du pouvoir et aujourd’hui leur domination sur le mensonge, la violence, la manipulation, le chantage, le cynisme, le sexisme, le racisme, la détestation du droit. Leur interprétation de cette liberté d’expression absolue, ou « free speech », leur permet de se désinhiber pour rendre l’impérialisme américain encore plus dominateur, plus exploiteur, plus colonial. Cette prétendue liberté sans restriction revient à prôner le recours à la violence, le retour à l’état sauvage, à la loi du plus fort, c’est-à-dire au plus riche.
Ce sont les faits qui sont attaqués, niés ou tordus, puis propagés à la vitesse de la lumière sur toute la planète. Le faux, mis en compétition avec le vrai, laisse de toute façon des traces, des doutes, des repères sectionnés derrière les petits écrans des téléphones portables s’il n’y a pas de journalistes, pas de presse d’information pour établir les faits et organiser autour d’eux le débat, la réflexion, la mise à nu des complexités. Sans le regard, sans la prise en compte des faits, aucune discussion n’est possible, aucune opinion autre que celles que portent les simplismes de l’extrémisme n’est fondée.
L’utilité sociale des journalistes et de la presse est donc fondamentale. Leurs techniques d’enquêtes, le recoupement des informations, la précision des sources, la recherche d’éléments contradictoires sont une œuvre d’intérêt public pour la démocratie et la citoyenneté. Le groupe d’édition de l’Humanité, comme d’autres, est un révélateur de faits et un producteur d’idées indociles et subversives.
Ce n’est pas un hasard si les journalistes, les scientifiques, les historiens, les juges sont les professions les plus exposées aux menaces des extrêmes droites aux États-Unis, mais aussi en Hongrie ou en Italie. Ce sont désormais des professions de plus en plus vilipendées par les droites, comme on le voit dans les procès Sarkozy. Lors de meurtres ou de tentatives de meurtre, ce sont les magistrats, de hauts fonctionnaires, voire des services de santé, qui sont mis en cause par les compétiteurs de la réaction qui défilent sur les écrans.
Les enquêteurs qui ont tenté de déterminer les responsabilités de Trump dans une multitude d’affaires, particulièrement l’assaut du Capitole, seront durement menacés de rétorsion. Que dire des services de santé et des chercheurs qui héritent d’un secrétaire d’État à la santé militant contre les vaccins ? Le « free speech » s’arrête donc, là où commence l’intérêt du grand capital nord-américain.
Cette logique avait conduit, en 1977, la Cour suprême de l’Illinois à blanchir le Parti national-socialiste d’Amérique, groupuscule suprémaciste et antisémite, interdit de défiler dans la ville de Skokie, près de Chicago, lieu de résidence de nombreux survivants de l’Holocauste. La justification du verdict est d’une abjection sans nom : « L’utilisation de la croix gammée est une forme symbolique de liberté d’expression bénéficiant de la protection du premier amendement », jugea-t-elle. C’est aussi au nom de ce « free speech » que la Cour suprême annulera les plafonds de dépenses électorales. (Arrêt Citizens United vs fédéral Election Commission) au prétexte que l’argent dépensé pendant une campagne électorale permet une large expression des candidats.
C’est, encore, ce qui permet aux magnats de la Silicon Valley de mettre leur fortune au service de Trump. Inutile de dire qu’un candidat communiste ne pourra jamais se présenter et donc s’exprimer faute de financement à égalité avec les candidats suppôts du capitalisme.
En inondant toute la planète, quelques entreprises numériques à base nord-américaine mènent donc une guerre idéologique au nom du combat contre le « wokisme », afin de faire accepter les pires régressions sociales : mise en cause du droit à l’avortement, critique du racisme structurel, climatoscepticisme, négation de résultats scientifiques et de faits historiques, discours de haine. Ce que vient d’ailleurs de faire Musk dans son soutien à l’extrême droite allemande en vue des élections législatives.
Pour le capitalisme et l’impérialisme nord-américain qui s’avance, la démocratie devient désormais une lourde menace. Ils craignent les citoyens informés, qu’ils considèrent dangereux quand, en utilisant leurs bulletins de vote et leurs expressions publiques, ces derniers exigent l’amélioration de l’État de droit et revendiquent un État social. Et cette liberté absolue d’expression est une arme de guerre sans pareil pour les forces du capital américain en vue de détruire les mécanismes de régulation existants en Europe, pour limiter l’emprise des algorithmes de X ou de Facebook, ou encore détruire toute législation de protection de l’environnement.
Le péril est immense. Il est trop sous-estimé.
Il a, ici dans notre pays, ses déclinaisons quand la droite s’acharne au Sénat ou au Parlement européen à mettre à bas toutes les règles de limitation de l’utilisation des pesticides, ou pousse à pérenniser les financements des énergies carbonées.
Ceci se manifeste aussi dans des dispositions attentatoires aux libertés fondamentales pourtant traditionnellement combattues par tous les authentiques républicains : sous couvert d’autorisation « préalable », qui devient une interdiction « préalable », le pouvoir interdit des manifestations en faveur du droit social, comme il l’a fait au moment des manifestations contre la contre-réforme du Code du travail, ou contre le droit international quand le gouvernement a interdit des manifestations pour la paix au Proche-Orient ou celles réclamant la reconnaissance de la Palestine. Des réunions, des conférences sur le même thème, avec des chercheurs de grande renommée et reconnus, sont, chaque semaine, interdites dans les amphithéâtres ou salles municipales. Toute critique du gouvernement israélien d’extrême droite est assimilée à de l’antisémitisme par les gouvernements occidentaux, fidèles soutiens du pouvoir criminel de Tel Aviv.
Et puis, par la fente des écrans, nous avons vu comment, dans notre République française, qui commémore pourtant dans l’unité et la dignité le 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, journalistes et responsables politiques des droites ont transformé le négationniste Le Pen en « figure de la vie politique », puis ont métamorphosé le salut nazi de Musk, lors de l’intronisation de Trump, en « geste désordonné ». Le péril s’infiltre dans les crevasses de nos indifférences et de la mal-information. Vigilance donc !
Cependant, la mainmise des groupes financiers et industriels, le chantage aux budgets publicitaires par de grands groupes et par l’État, les poursuites contre des journalistes auxquels on ne reconnaît pas le droit de protéger leurs sources d’information, ou contre des lanceurs d’alerte, ne sont en rien conformes au pluralisme. Sans pluralisme des voix qu’on peut entendre dans les grands médias, et sans pluralisme des sujets abordés, les débats s’assèchent, la citoyenneté se rabougrit.
On ne peut, non plus, mettre de côté ces campagnes de ministres du gouvernement de la droite macroniste, toutes ces dernières semaines, sur la catastrophe qu’allait soi-disant engendrer la censure. Certains avaient prédit une augmentation des impôts dès le 2 janvier, d’autres (comme l’ancienne première ministre) avaient doctement expliqué que les cartes vitales allaient être bloquées. Depuis quelques jours, la ministre dite des comptes publics saute de plateau de télévision en plateau de télévision pour expliquer, sans la moindre argumentation, que « la censure coûtera 12 milliards d’euros aux Français », ou encore que « 18 millions de Français vont voir leurs impôts augmenter ».
Par contre, toute la semaine dernière, ils ont « oublié » de dire que les grands actionnaires des 40 sociétés françaises cotées à la Bourse de Paris vont recevoir 100 milliards d’euros de dividendes, alors que de plus en plus de nos concitoyens n’ont rien sur leurs comptes en banque, dès le 15 du mois.
Nous avons beaucoup à faire pour veiller au double mariage de la presse avec la République et de la République avec la liberté. Une République qui devrait, avec la liberté de la presse et de penser, faire de l’école, de la création culturelle et de l’accès à la culture, son ciment pour toujours pousser l’émancipation humaine loin du roulement permanent des réseaux devenus a-sociaux qui détissent, qui désincarnent et qui nous font trop souvent perdre et perdre aux individus leur rapport avec ce qui est.
Revenons à Victor Hugo qui dans une lettre aux rédacteurs du périodique Le Peuple souverain, le 14 mai 1872, leur écrivit : « Je me suis souvent figuré un immense livre pour le peuple. Ce livre serait le livre du fait, rien de plus en apparence et, en réalité, le livre des idées. » Puis il leur recommanda de contribuer à cette « œuvre excellente qui a pour but de condenser le collectif dans l’individuel et de donner à tout le peuple un cœur d’honnête homme, et à tout homme une âme de grand peuple ». Puissions-nous ensemble garder cette préconisation à l’esprit !