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La date ne doit rien au hasard. Il fallait coûte que coûte que le projet de loi initialement dit de « lutte contre le séparatisme », puis contre « les » séparatismes, puis de « renforcement de la laïcité » et enfin « confortant les principes républicains », soit présenté en Conseil des ministres le 9 décembre, date anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l’État. Le pouvoir entend ainsi placer son texte en miroir de celui qui institua, il y a cent quinze ans, la liberté de conscience et de culte, tout en affirmant, par une stricte séparation, le rôle séculier de l’État. Ceci est pure usurpation.
La valse des intitulés en dit déjà long sur les tâtonnements du pouvoir, contraint de naviguer à vue sous l’effet des mouvements de contestation et des tribunes de presse. De toute évidence, l’exécutif se sert de la résonance des divers sujets que ce texte entend traiter – pêle-mêle, terrorisme, islamisme, protection de la police – pour avancer un agenda politicien, voire électoraliste, en convoitant les suffrages d’une catégorie de citoyens sensibles aux thèses de l’extrême droite. Loin, très loin des principes censés présider à l’élaboration et à l’intelligibilité des lois, et que Jean-Jacques Rousseau résumait par cette exigence à « raisonner dans le silence de ses passions sur ce que l’Homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ».
On en vient, à la lecture de l’avant-projet de loi, à se demander en quoi la laïcité est ici concernée. Du moins, telle qu’elle est exposée dans la loi de 1905, sans toutefois y être jamais mentionnée. Car, de la laïcité, ce texte ne dit presque rien. Mais, du renforcement des prérogatives de l’État, il dit beaucoup. Et ce, dans bien des domaines : police, justice, police des cultes.
Ce texte s’ajoute ainsi à ceux, désormais nombreux, qui visent à renforcer considérablement le pouvoir des autorités, notamment administratives, contre la société. Avec ce point saisissant que l’État en question est précisément celui qui, en s’attaquant aux libertés, n’a pas oublié de s’en prendre violemment aux droits sociaux et de conférer au capital un pouvoir exorbitant sur et contre la nation. Bref, à créer les conditions des désordres qu’il prétend combattre par la trique en ânonnant « valeurs républicaines ».
Ainsi, les maires seront désormais soumis à la justice administrative en cas de « carences républicaines », sans qu’il soit précisé de quoi il en retourne exactement. L’Association des maires de France a fait valoir sa juste colère contre un « signe de défiance insupportable pour la totalité des maires ». Les décisions de ces derniers seront en effet placées sous l’étroite surveillance des préfets, qui pourront les suspendre arbitrairement. La préfectoralisation avancée du pays s’opère insidieusement dans la tradition bonapartiste que M. Macron tente de faire renaître – sans toutefois se risquer au plébiscite –, pour se protéger d’un peuple majoritairement hostile à sa politique.
La loi de 1905, comme quelques-unes des lois fondatrices de la République renaissante, est une loi de liberté, donnant corps aux principes arrachés par la Révolution française. Elle laisse le soin à la société de s’organiser elle-même, quand l’État assure sa neutralité, ne s’affirmant qu’en dernier ressort pour garantir les libertés inscrites dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont la liberté absolue de conscience. Or la loi présentée aujourd’hui est une loi de contrôle, des associations, des familles, des identités jugées hétérodoxes, et de restriction des libertés, qui vise avant tout la population musulmane du pays. La droite, qui craint la censure du Conseil constitutionnel sur les atteintes aux libertés, envisage déjà de contourner l’obstacle en modifiant la Constitution pour limiter le libre exercice des cultes, pourtant garanti par l’article Ier de la loi de 1905 !
En France, le combat laïque a toujours été pris en tenaille entre garantie de la liberté de conscience et gallicanisme, cette doctrine qui place les religions sous contrôle du pouvoir ; entre poursuite de l’œuvre émancipatrice de 1789 et mise sous tutelle des cultes. M. Macron, qui dans son discours sur les séparatismes avait fait part de ses hésitations à placer l’islam sous régime concordataire, se range dans le camp gallican en voulant édifier un conseil des imams piloté depuis l’Élysée. L’initiative a déjà du plomb dans l’aile comme, du reste, toutes les tentatives passées de rétablir le gallicanisme en France. Voilà qui est parfaitement contraire à la lettre et à l’esprit de la loi de séparation.
On devine, en creux, la volonté du pouvoir de domestiquer les cultes et de leur octroyer une place nouvelle dans la vie politique de la nation. Souvenons-nous que le même M. Macron regrettait au collège des Bernardins, devant la Conférence des évêques de France, que le lien entre l’État et l’Église soit rompu, et que nos sociétés aient « abandonné l’horizon du salut ». Ce faisant, il ne mène pas une politique laïque mais cède, au contraire, à l’instrumentalisation politique de la religion, conçue comme un palliatif nécessaire à la destruction néolibérale, « l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’une époque sans esprit », comme l’écrivait Karl Marx, et que bâtissent avec ardeur les fondés du pouvoir du capital. La contradiction n’est donc qu’apparente entre la mise sous tutelle étatique des cultes et la promotion religieuse.
La laïcité, pour reprendre une formule de Victor Hugo restée célèbre, c’est « l’Église chez elle et l’État chez lui ». Ce que garantit parfaitement la loi de 1905 qui n’a besoin ni d’être supplantée, ni d’être corrigée par un texte aussi alambiqué, sournois et obscur que celui qui nous est aujourd’hui présenté.
La volonté de mêler combat laïque et lutte, ô combien nécessaire, contre le terrorisme, ou de prétendre lutter contre la dislocation de la société par l’affirmation liberticide d’un État omnipotent, gestionnaire des cultes jugés suspects et tuteur, par l’entremise des préfets, des assemblées locales, n’est que fuite en avant d’une République qui tend à ne plus avoir de démocratique que le nom. Les maux que ce texte prétend vouloir combattre risquent, in fine, de s’en trouver renforcés.
La laïcité est une condition de l’exercice démocratique, au sens où celui-ci réclame que soit absolument garantie la possibilité de s’émanciper des identités figées ou fantasmées, assignées ou accolées, pour devenir un sujet de droit universel. Bref, un citoyen. La laïcité n’est en souffrance que dans la mesure où l’égalité sociale et politique l’est aussi. Sa vigueur dépendra de notre capacité à faire vivre une politique d’émancipation, assise sur une éducation nationale vigoureuse, protégée et fondée sur un enseignement rationnel, par une nouvelle République démocratique, sociale et laïque, où la mise à distance des appartenances religieuses a pour contrepartie l’identité civique commune, fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité. Comme dans les années 1900, avec Jaurès, Brillant et Buisson, les authentiques républicains doivent se faire entendre.
Publié dans l’Humanité du 09 décembre 2020.