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Publié dans la revue Travailler Au Futur (N°3 – sept. 2020).
La crise sanitaire nous offre l’occasion d’un retour sur une thèse formulée au début des années 1990 par l’économiste nord-américain Robert Reich. Celui qui allait devenir secrétaire au travail de l’administration Clinton actait dans un livre à l’écho retentissant, The Work of Nations: Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism (en français L’économie mondialisée), des effets de la mondialisation capitaliste sur l’organisation du travail et le partage de la plus-value. Le fossé, constatait-il, se creuse irrémédiablement à l’intérieur des nations entre les travailleurs qu’il nomme « manipulateurs de symboles », caractérisés par leurs capacités de création et de conceptualisation valorisées par un capital transnational qui, en conséquence, les rémunère relativement bien, et la masse des « travailleurs routiniers » dépendants du cadre économique national, soumis à des tâches peu rémunératrices pour le capital et peu rémunérés. Les uns connectés à la dynamique transnationale du capital, les autres cantonnés à subir les contrecoups de la désindustrialisation et la fuite de la plus-value dans les tuyaux de la finance mondialisée.
Cette fracture a pour conséquence de briser le compromis social de type fordiste sur lequel les Etats-nations se sont construits au cours du 20ème siècle. Robert Reich rappelle le précepte selon lequel « ce qui était bon pour Ford était bon pour les Etats-Unis », déclinable à l’ensemble des sociétés passées par la révolution industrielle. En France, l’expression « quand Billancourt éternue, le France s’enrhume », n’est que le revers « de classe » de ce constat d’interdépendance entre la grande industrie et la nation. La mondialisation capitaliste, analyse-t-il, l’a rendu caduc.
Depuis maintenant plusieurs décennies, les oppositions s’exacerbent entre le capital et le travail. En France, le mouvement des Gilets jaunes et le fort soutien qu’il a reçu de l’opinion publique en aura été l’une des plus puissantes manifestations : un bloc élitaire, décrit par le politologue Jérôme Sainte-Marie comme sociologiquement porté par la dynamique transnationale du capital et qui s’est massivement rangé derrière la candidature d’Emmanuel Macron en 2017, fait face à un bloc populaire certes éclaté mais qui souffre unanimement des conséquences de la mondialisation capitaliste et rejette ses attendus sociaux et géographiques.
Ces fissures qui opèrent à l’intérieur des sociétés ont été spectaculairement mises en lumière par la crise sanitaire. Le confinement et la nécessité d’assurer à la population les besoins les plus élémentaires en biens et services a révélé l’ampleur de la fracture dans l’organisation du travail, et les conditions concrètes qui président à la production de ces biens et services dans les sociétés dites développées. Il aura tout autant révélé la hiérarchie instituée par le capital, entendu comme rapport social, entre les différents métiers. Certains des métiers les plus essentiels à l’organisation sociale, dans la santé, l’agro-alimentaire, la grande distribution, le transport, la propreté et le ramassage des ordures, etc., sont les moins valorisés socialement, parmi les plus précaires et les moins bien rémunérés. Le cas des enseignants est édifiant : hier fonction majeure et respectée dans et par la République, elle est aujourd’hui précarisée, dévalorisée, sous-payée, voire moquée. L’ensemble de ces métiers furent appelés à monter, « en première ligne », au front de la crise sanitaire dans des conditions de sécurité non garanties pendant des semaines. C’est en conséquence ceux-là qui comptent dans leurs rangs le plus grand nombre de victimes du virus.
La réactivation de ces fractures par la crise sanitaire et les mesures de confinement généralisé permettent de repenser les catégories élaborées par Robert Reich. Ce sont en effet les dénommés « manipulateurs de symboles », que l’on pourrait à grands traits rapprocher du bloc élitaire, qui ont le moins souffert du confinement et les travailleurs dits « routiniers » qui en ont payé le plus rude tribut. Une enquête de la fondation Jean Jaurès, « Les actifs et le télétravail à l’heure du confinement »[i], réalisée quelques jours après le début du confinement, nous permet de disposer de données intéressantes.
Elle nous montre qu’au 23 mars, 64% des actifs ont continué à travailler, dont 34% sur leur lieu de travail habituel. Parmi ces derniers, 39% sont des ouvriers et 33% des artisans et commerçants, pour seulement 17% de cadres et professions intellectuelles supérieures.
De plus, les ouvriers et artisans et commerçants (cette dernière catégorie que l’on appelle également « les indépendants » et qui comprend de plus en plus d’autoentrepreneurs) sont également ceux qui, de très loin, ont été victimes d’une mise en chômage sèche, sans aucune contrepartie, pour respectivement 10% et 16% d’entre eux contre seulement 2% des cadres et professions intellectuelles supérieures. On notera également la quasi-absence de chômage partiel pour les artisans et commerçants (7%), dont la rémunération est liée à la demande, contrairement aux ouvriers (32%), liés par leur contrat de travail à l’institution du salariat et à ses protections.
Ce tableau précis nous permet de mesurer l’importance des conquêtes du salariat que l’actuel pouvoir s’acharne à détruire une à une et qui ont permis d’éviter un drame social de bien plus grande ampleur. Si les mesures de chômage partiel ont permis de maintenir les salaires à hauteur de 84 % de salaire net et d’indemniser les chômeurs ayant acquis des droits au titre de leur emploi passé, c’est une situation autrement plus terrible qui s’est abattue sur les près de 3 millions d’intérimaires. Ceux-ci ont vu leurs missions s’effondrer de 41 % entre février et mars, sans pouvoir bénéficier du chômage partiel. Et ce sont elles et eux qui, aujourd’hui, figurent en première ligne de la crise économique et viennent grossir les rangs des privés d’emploi.
Ainsi, les métiers qui réclament une présence physique et un contact avec des tiers sont non seulement les métiers qui ont été les plus déterminants pour permettre au pays de fonctionner, mais aussi ceux dont les travailleurs ont été les plus susceptibles de contracter le virus et qui n’ont que relativement pu bénéficier des mesures de confinement. Ils sont enfin les plus déconsidérés en temps « normal ».
La relative survalorisation de certains métiers, dans le cadre du capitalisme mondialisé et financiarisé, a en effet pour corollaire la dévalorisation et la précarisation des métiers les plus essentiels au fonctionnement social. Les travailleurs et travailleuses qui occupent ces emplois produisent pourtant les biens et les services sans lesquels toute forme de création de richesse est impossible, permettant au pays d’assurer sa base productive, notamment industrielle. Ils sont donc des travailleurs fondamentaux et devraient être considérés, socialement et économiquement, comme tels.
Une société, aussi connectée et numérisée soit-elle, ne saurait en effet fonctionner sans l’armée de travailleuses et de travailleurs qui assurent, à son fondement, ses conditions matérielles d’existence. Pour résumer, « les manipulateurs de symboles » ne manipuleraient pas grand-chose sans agriculteurs, sans enseignants, sans éboueurs, sans soignants, sans ouvriers. Il y a là une réalité qui n’est pas réductible aux effets de la division internationale du travail : chaque société doit pouvoir compter sur ces métiers essentiels que le capitalisme dévalorise au rythme de son développement. Il s’agit également d’enjeux de souveraineté.
La crise de sens sur l’activité de ces travailleuses et travailleurs, doublée de leur sous-rémunération est l’un des éléments de la crise générale du travail et des sociétés. La conscience de cette dévalorisation est d’autant plus aigüe que beaucoup d’entre eux sont salariés de grands groupes du nettoyage, de l’agro-industrie, de la grande distribution qui sont précisément les groupes où les taux de profits et le reversement de dividendes sont les plus élevés. Le débat sur la répartition de la plus-value repart de plus belle. Quant aux agriculteurs, ils subissent une triple ponction sur leur travail : les secteurs d’amont, ceux de l’aval de la production et des banques.
Le rapport social institué par le capital s’est ainsi révélé tel qu’il est : un effarant renversement du réel, le spectacle d’un monde à l’envers qui se déploie au travers d’un rideau d’illusions entretenues. Toute visée post-capitaliste, pourrait se résumer par l’ambition de remettre notre monde à « l’endroit », sur ses pieds. Cela commence par une réelle reconnaissance des métiers et fonctions incluant d’urgence une augmentation substantielle des salaires et des droits nouveaux pour toutes ces travailleuses et tous ces travailleurs. La bataille a commencé dans le secteur de la santé. L’ensemble de la société est concerné.
[i] IFOP pour La Fondation Jean Jaurès : Les actifs et le télétravail à l’heure du confinement, Mars 2020. Enquête menée auprès de 1600 actifs issus d’un échantillon de 3 011personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus, du 21 au 23 mars 2020.