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L’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis par un policier blanc rencontre en France un formidable écho. Il rejoint celui qui réclame justice pour Adama Traoré et toutes les victimes de violences policières. Il dit la saturation des discours racistes, des polémiques instruites par la droite identitaire relayées avec complaisance, des violences policières impunies et des propos racistes tenus par de trop nombreux policiers dans les quartiers populaires. Il dit tout autant la faillite d’un Etat républicain qui trahit sa promesse d’égalité en laissant se perpétuer les discriminations raciales dans l’accès à l’emploi ou au logement, les contrôles au faciès. Ce réveil des consciences signe le refus générationnel et grandissant de ce racisme qui empoisonne les relations sociales. La nouveauté tient au caractère spontané, en dehors des organisations politiques, de ce vent de révolte contre l’injustice. Ces mobilisations ont ainsi remis au-devant de la scène les débats sur l’antiracisme, parfois avec véhémence. Et si l’on comprend la légitime colère, notamment due aux refus de traiter convenablement les zones d’ombres persistantes sur la mort d’Adama Traoré, aussi doit-on réfléchir aux évolutions d’un mouvement aux fortes potentialités émancipatrices et qui, dans son expression, n’a pour l’heure rien d’homogène. Comme souvent l’Histoire est ici en procès, celle du colonialisme et de l’esclavagisme à travers notamment des figures statufiées, témoignant d’un « passé qui ne passe pas ». Il faut impérativement comprendre les ressorts de ce rapport à l’Histoire pour tenter de faire avancer le débat.
La conception matérialiste de l’histoire nous enseigne que les productions intellectuelles et artistiques d’une époque -les idéologies au sens large- sont le reflet des rapports de sociaux de cette même époque. Et l’on sait que la nation française a notamment fondé sa puissance, comme beaucoup d’autres mais avec sa singularité, sur l’impérialisme, le colonialisme et l’oppression des classes laborieuses. C’est ainsi qu’ont été érigés des statues, des monuments, ou baptisées des rues des noms de ceux – essentiellement des hommes, bien entendu – qui correspondent aux rapports sociaux sur lesquels se fondent cette histoire. L’action de certains de ces hommes est à comprendre dialectiquement : Voltaire, par exemple, a fondé sa fortune sur la traite négrière et fut, en même temps, l’un des plus intraitables contempteurs du fanatisme et de l’intolérance, et écrivit des pages remarquables contre l’esclavage. Ferry, zélateur du colonialisme fut en même temps le prometteur d’une éducation universelle. A l’inverse, Clémenceau s’éleva contre le colonialisme tout en faisant matraquer sans vergogne les mineurs qui se dressaient pour de meilleures conditions de travail. Colbert mit en place l’infâme Code noir tout en émancipant l’Etat des tutelles nobiliaires. Bref, ils furent hommes de leurs temps, embrassant à leurs postes de pouvoir les contradictions de leur temps, parfois pour le pire.
Vouloir détruire ces statues, c’est vouloir effacer cette histoire, et avec elle ses ressorts dialectiques. Est-ce souhaitable pour saisir les avancées, fruits des luttes pour l’émancipation? Est-il autant souhaitable que l’on inscrive des écriteaux pédagogiques à côté de ces statues ou monuments pour rappeler les crimes ou fautes de tel ou tel homme statufié ? N’y aurait-il alors pas comme une infantilisation du citoyen qu’il faudrait édifier d’un savoir extérieur à lui ?
Aucune statue n’est immortelle ni fétiche, et bien des symboles de pouvoirs oppresseurs peuvent ou doivent tomber. Les communards comme les révolutionnaires de 1789 s’attaquaient à des instruments ou symboles d’une oppression réelle et vécue. Mais si aujourd’hui des symboles d’un passé effectivement coupable existent bel et bien, ils ne servent plus à légitimer l’action d’un Etat colonisateur ou qui prodiguerait une éducation fondée sur des thèses racistes. Ils sont des vestiges, parfois risibles, parfois manifestations du génie humain (songeons aux châteaux ou aux cathédrales, symboles d’un pouvoir féroce), d’un passé révolu. Et bien qu’il subsiste des traces de cette histoire, l’oppression aujourd’hui, se joue essentiellement à la Bourse, à la Défense, dans les quartiers huppés où les gilets jaunes semèrent l’effroi. Et il y a maintes Bastilles à prendre aujourd’hui, à commencer par les chaînes d’information qui continuent à servir la soupe à un polémiste raciste plusieurs fois condamné par la justice.
A rebours d’un combat purement moral, il convient de mener un travail d’éducation pour forger l’esprit critique des futurs citoyens et l’autonomie du jugement. Contre l’histoire édifiante que tentent d’imposer la droite et l’extrême droite, résumée aux « grands hommes » linéaire et hagiographique, nous avons besoin d’une histoire qui mette en relief les mouvements populaires, qui expose plus et mieux la colonisation, ses ressorts, ses crimes, qui fasse la part belle aux luttes pour l’émancipation contre les tutelles coloniales, l’oppression sociale, la domination patriarcale, qui montre les ressorts dialectiques de l’histoire des sociétés et le rôle des classes sociales. Nous avons besoin de poursuivre et d’amplifier le travail de mémoire et d’explication sur la période et les guerres coloniales du 19ème et 20ème siècle, sur la guerre d’Algérie qui continue de hanter la mémoire nationale. C’est une des conditions nécessaires pour construire un destin commun aux habitants de ce pays, quel que soit leurs origines. L’audace commanderait de créer rapidement une commission de travail ayant pour mission de réfléchir aux compensations pour les descendants d’esclaves et les victimes de la colonisation. Nos sociétés européennes notamment ont un devoir de réparation pour ces peuples.
Il importe tout autant d’inscrire dans l’espace public – qui est aussi un espace politique – des noms de rues, des monuments, des lieux de mémoire qui rendent compte des combats pour l’égalité. C’est ce qu’ont fait massivement des municipalités progressistes, aux premiers rangs desquelles des municipalités communistes qui, à chaque fois, prennent le parti de l’histoire des luttes pour baptiser de nouveaux équipements. Une manière d’enfourcher le combat antiraciste en mettant à l’honneur les Rosa Parks, Dulcie September, Martin Luther King, Nelson Mandela, Aimé Cézaire, Mumia-Abu-Jamal et tant d’autres. Qui promeuvent des femmes jusqu’ici invisibilités. On le constate aisément, la toponymie des villes communistes raconte l’histoire des luttes pour l’émancipation et contre toutes les oppressions, dont l’oppression raciste. Ces prises de position, et la présence considérable sur les listes d’union de personnes issues de l’immigration, ont valu à ces édiles bien des injures de la part de la droite ou de l’extrême droite.
On ne peut dès lors qu’être scandalisé par un appel à manifester devant le siège du parti communiste, accusé de couvrir le racisme en son sein, au prétexte que, dans une ville, un militant adepte de la polémique ne soit pas reconduit et que les communistes n’endosseraient pas en tout et pour tout ce qui est nommé « antiracisme politique ». Que le débat ait lieu sur les concepts et les stratégies pour mener le combat antiraciste est chose saine. Mais cette volonté de faire le ménage à gauche par l’intimidation peut se payer extrêmement cher. L’extrême droite est à l’affût et la police commence à se rebiffer face aux timides remontrances du gouvernement… La municipalité incriminée de Saint-Denis est celle qui a organisé 45 (!) éditions d’une « Quinzaine antiraciste et solidaire », qui a organisé un référendum local sur le droit de vote des étrangers mobilisant un tiers de la population, qui a mis en place un Conseil Consultatif des Citoyens Étrangers pour donner la parole à celles et ceux qui en sont privés, qui s’est battu contre l’expulsion des familles Rom. C’est la droite dans la ville de Bobigny et du Blanc Mesnil qui a fait tomber les deux municipalités communistes il y a six ans en utilisant l’abjecte et xénophobe argument de leur soutien à ces mêmes Rom. Ajoutons que le parti et la municipalité accusés de « racisme » sont ceux qui figurent toujours en première ligne contre toutes les discriminations, pour la régularisation des sans-papiers, la droit de vote des étrangers, pour le droit au logement, irréprochable sur son travail de mémoire qu’il s’agisse de la guerre d’Algérie ou de la mémoire du colonialisme. Et ils en paient en tout honneur les conséquences.
Pour revenir au vrai racisme, il est incontestable qu’il fait bel et bien système dans notre société puisqu’il s’infiltre dans différents corps de métiers et différentes strates de la société. On peut donc légitimement parler de « racisme systémique ». Notons que le phénomène est mondial, comme un calque hideux de la mondialisation capitaliste qui provoque un repli sur soi de peuples entiers. Rares sont les pays qui échappent à la vague nationaliste et à la résurgence des idées racistes. La France ne fait, à cet égard, pas exception et elle a un lourd passé enfoui qui fournit un excellent terreau aux idées réactionnaires. Ici, la police est violement contaminée. Elle l’est pour plusieurs raisons. Tout d’abord par le fait que l’usage de la force physique dont elle a le monopole légal attire naturellement ceux qui observent une fascination pour la force et qui croupissent à l’extrême droite. C’est ainsi que des groupuscules infiltrés dans la police dispensent une propagande raciste, parfois avec l’onction syndicale. Que l’Etat prétendument républicain n’ait osé, depuis des décennies, se dresser contre pareille propagande diffusée en son sein témoigne d’une inacceptable lâcheté. Ensuite, le policier lambda souvent issu de milieux populaires envoyé dans les villes où les difficultés sociales s’accumulent, et où en conséquence le trafic de drogue a pignon sur rue, le vol et le racket sont monnaie courante voit face à lui une population largement immigrée ou descendante d’immigrés. Et la propagande raciste lui fait évidemment voir l’immigré ou enfant d‘immigré avant de voir l’être humain en proie à la violence sociale. C’est ainsi qu’un Zemmour peut pérorer sur la surreprésentation des noirs ou des maghrébins dans les prisons sans que personne ne lui oppose les conditions sociales dans lesquelles vivent les enfants d’immigrés et la construction sociale de la délinquance. La mise au ban de la grille d’analyse marxiste nous prive d’arguments décisifs. Blanc ou noir, si on ne naît pas raciste, on ne naît pas non plus délinquant ! Le travail à effectuer pour réformer la police est colossal. C’est par une redéfinition de l’Etat et de son rôle que cette séparation entre la police et les citoyens qu’elle est censée protéger pourra être résorbée, et les forces de « l’ordre injuste » transformée en forces de paix civile. Beaucoup de policiers lucides sont prêts à l’entendre et à y travailler. Qu’ils soient aidés et soutenus.
Pour autant, peut-on dire de l’Etat qu’il est, en tant que tel, raciste ? Ce serait pour le coup pousser à une généralisation à mon sens confondante. Et à une mécompréhension de ce qu’est l’Etat, bien plus un réceptacle des rapports sociaux (aujourd’hui largement défavorables aux intérêts populaires) qu’un tout homogène motivé par l’oppression. Entre autres exemples, comment défendre l’Aide médicale d’Etat, cette couverture maladie pour les étrangers en situation irrégulière et dont l’extrême droite a fait de sa suppression un cheval de bataille, si l’on considère l’Etat qui la met en place comme structurellement raciste ? Il y aurait trop d’incohérences qui masquent la vraie nature du racisme, son ancrage sociétal qui prend racine dans plus d’un siècle d’oppression coloniale et 500 ans de domination européenne à l’échelle du monde, et non dans les institutions républicaines.
Car oui, le racisme comme système s’appuie sur la dynamique historique du capital qui, une fois l’esclavage aboli, a transformé les anciens esclaves en salariés les plus exploités, puis les anciens colonisés et les nouveaux immigrés en main d’œuvre corvéable à merci, (dans le cadre de la libre concurrence) les reléguant massivement au bas de l’échelle sociale où se conjuguent quantités de phénomènes délétères. Dans sa dynamique contemporaine, le capital ne peut plus assumer le racisme anachronique, celui des Gobineau et consort. On ne s’étonne dès lors pas de voir les puissances capitalistes contemporaines, dans le numérique notamment, soutenir le mouvement Black Lives Matter en cherchant à l’empêcher de déborder son lit pour affronter la question sociale, le partage des richesses et l’impérialisme. Autant de choses sur lesquelles se fondent également et surtout, aujourd’hui, les discriminations. Tout en se gargarisant de l’antiracisme, le capitalisme le plus vorace perpétue les discriminations par les logiques même du marché. La lutte antiraciste doit donc se mener sur deux fronts : contre le vieux fond idéologique rance qui revient à la surface et contre les logiques capitalistes et impérialistes. L’action pour réparer la société des dégâts du colonialisme et du racisme est partie intégrante du combat pour changer le système. Il réclame donc une union populaire la plus vaste possible qui se joue des divisions instillées de toutes parts.
1 commentaire
Merci pour cette analyse. De fait, l’Histoire ne s’efface pas. Il faut la contextualiser, la mettre en perspective, historiciser (en évitant l’anachronisme).
C’est ce travail, que les professeures et enseignants réalisent au quotidien, avec leurs élèves, afin que chacune et chacun, puisse inscrire sa citoyenneté naissante dans la réflexion, mariée à l’action, pour promouvoir la démocratie, la justice, les valeurs de la République. Pour un modèle de société humain, et humaniste.
Evelyne Winkler, autrice.