À bout de bras, tenir la paix

le 13 mars 2025

Pour avoir combattu avec constance et acharnement, jusqu’à son dernier souffle, le déclenchement de l’affreuse Première Guerre mondiale, Jean Jaurès était injurié, caricaturé, déclaré « traître à la nation », et même, insulte suprême du parti de la guerre, traité « d’Allemand ». Les temps ont peu changé.

Même si vous rejetez tout autant le poutinisme que le trumpisme et que vous refusez l’escalade dans la guerre généralisée, vous serez considéré au mieux comme un soutien de Poutine, au pire traité de « Munichois » voire de « collabo ». Si vous agissez comme un défenseur du droit international et, tout en combattant les actions terroristes du Hamas créatures de Nétanyahou, que vous demandez la fin des massacres à Gaza perpétrés par un pouvoir d’extrême droite utilisant des armes états-uniennes, vous êtes taxé d’antisémite.

Voilà les sombres bas-fonds dans lesquels veulent nous plonger le parti de la guerre de ce siècle, le parti de la force, frontalement opposé au parti de la diplomatie et du droit. Voilà comment on étouffe tout débat démocratique, toute réflexion, toute recherche de solutions autres que cette criminelle voie de la guerre, au bord de laquelle gisent cadavres et blessés, larmes et souffrances.

Que des gouvernements et leurs porte-plumes, dont l’encre rouge est gavée du sang des autres, puissent dénoncer, sans autre forme de procès, ne serait-ce que la possibilité de remettre en cause des décisions prises sans les peuples et contre eux en dit long sur leur empressement au militarisme, qui trace le chemin de la guerre sociale et ouvre les grilles de tous les hangars de chars et porte-canons. Comme au temps de Jaurès, les dominants veulent  ériger des barbelés de haine contre toutes les mains tendues. Une grande différence de l’automne qui séparait la veille de la Première Guerre mondiale et ce premier quart du XXIe siècle, c’est la possibilité de l’hiver nucléaire.

Curieux que cette arme pouvant sonner les adieux déchirants des êtres humains sur Terre soit si banalisée dans les discursions présidentielles et les conversations médiatiques.

Il ne leur suffirait donc pas que les déluges d’acier et de feu aient déjà provoqué un million de morts en Ukraine, des millions de blessés, des familles brisées, des enfants orphelins à qui l’Occident capitaliste ne propose comme alternative que la poursuite des massacres ou le pillage de leurs ressources naturelles et la sortie de leurs chéquiers pour une reconstruction que se partageraient états-uniens, russes et certains pays européens, puis une dépendance de plusieurs générations au Fonds monétaire international (FMI) et aux conglomérats bancaires. Et les jeunes Russes poussés dans le brasier d’une guerre qui n’est en rien la leur sont sacrifiés sur l’autel du Veau d’or des oligarques russes et des nationalistes partisans de l’Empire grand-russe. Cela ne suffit-il donc pas au point d’ouvrir les couvercles des armes atomiques ?

Au lieu de rechercher des solutions alternatives pour sortir de la guerre, de promouvoir des alliances pour la paix, le désarmement et la préservation du climat, le président de la République, candidat au rôle de leader de l’Europe, pousse les tensions et les surenchères avec la Russie qui le lui rend bien en redoublant les bombardements sur les populations ukrainiennes. Pendant ce temps, avec un incroyable cynisme, dans la lumière tamisée de quelques salons loin de Kiev, dirigeants, russes et nord-américains, se partagent les ressources de l’Ukraine et préparent sa mise sous dépendance pendant que les dirigeants européens tiennent la chandelle.

Il n’y a ici aucune issue sauf celle d’absoudre la ligne tracée depuis longtemps par l’impérium nord-américain et d’ouvrir la porte à d’imprévisibles aventures. C’est en effet dans ces moments que surviennent les dérapages et les accidents. Ce n’est pas la tension qu’il faut attiser, mais l’émergence de ponts pour un dialogue exigeant porteur de trêve et de paix.

Pourtant, le message glissant vers le sang et les larmes du président et de ses affidés en mission pour le complexe militaro-médiatico-industriel* s’adresse d’abord au peuple français. Il n’y aura « pas d’impôts supplémentaires », mais « des réformes », nous explique-t-on. On comprend que le fameux conclave sur les retraites ne devient qu’une mauvaise pièce de théâtre… d’ombres, pour préparer un nouveau recul de l’âge de départ à la retraite et accélérer la mise en place d’un système par capitalisation. Mme Braun-Pivet l’expliquait, dimanche 9 mars, sur le ton de l’évidence à nos confrères de Ouest-France, pendant que le ministre des Armées appelait à doubler le budget de la Défense dans les colonnes de La Tribune -Dimanche. Au-delà, l’objectif est de parvenir à faire sauter le verrou de la Sécurité sociale et de porter de nouveaux coups de poignard contre les services publics. Tel est le sens profond de la dramatisation macronienne.

Et le concept « d’économie de guerre » n’est pour l’instant que cet ensemble de mots accolés pour déployer la guerre sociale. « L’économie de guerre » suppose en effet une subordination totale de l’appareil productif et des importations à l’effort militaire, la fin de la liberté de circulation des capitaux, le contrôle des prix, le rationnement de certains produits. C’est tout l’opposé de l’actuel cadre réglementaire européen. Les réunions parisiennes, londoniennes ou bruxelloises, avec le Conseil européen des dirigeants européens, n’ont pas prévu de les changer. Et, pour cause, leur objectif est de profiter de la période pour aller plus loin dans le service aux grandes firmes industrielles et aux grands rapaces du capital financier.

Leur boussole est à la fois le rapport Draghi et la satisfaction des demandes de Trump lui-même. En effet, l’annonce répétée des 800 milliards d’euros d’investissements dans l’industrie militaire correspond exactement aux préconisations du rapport Draghi et à la demande de Trump faite à l’Union européenne de consacrer 5 % de ses richesses produites (PIB) aux dépenses militaires. Le veto allemand levé aussi haut que le drapeau du bellicisme, tout peut commencer d’autant plus vite que socialistes et droite allemande qui vont ensemble gouverner viennent de décider de débloquer le frein budgétaire.

Puisque les richesses produites dans l’espace de l’Union européenne sont de 17 000 milliards d’euros, 800 milliards correspondent exactement aux demandes répétées de l’impérium nord-américain depuis des années.

Pour quoi faire ? Il s’agit tout à la fois de tenter une relance capitaliste en Europe contre la stagnation et la diminution des taux de profits depuis plus d’une décennie et de continuer à acheter des armes aux États-Unis. Au cours des cinq dernières années, 55 % des importations d’armes en Europe provenaient des États-Unis, contre 35 % au cours de la période 2014-2018. Du reste, nombre d’équipements militaires de pays européens ne peuvent fonctionner sans les systèmes de guidage, de géolocalisation et de renseignement nord-américains.

Du même mouvement, la Commission européenne pousse les feux de l’utilisation massive de l’épargne privée pour franchir un pas de plus dans l’intégration fédéraliste avec la construction d’une « union de l’épargne et des capitaux » ou une « union bancaire ». En ce sens, les régulations bancaires décidées à la suite de la crise financière de 2008 vont être assouplies ou annulées, et l’affreux système de « titrisation », qui a causé la chute de la banque Lehmann Brothers déclencheuse de cette crise, va être autorisé. Ainsi, derrière les vitres fumées de la défense et de la sécurité, on sent le souffle des rapaces de la haute finance internationale. 

La présidente de la Commission européenne ne s’en cache même pas, certaine que les grands médias ne dévoileront pas son projet caché. L’hystérie militariste devient un projet politique pour relancer la croissance capitaliste en berne en Europe. Mme von der Leyen parle haut et clair : « Il est indispensable de stimuler nos investissements publics, affirme-t-elle, mais ce ne sera pas suffisant en soi. Nous devons veiller à ce que nos entreprises, nos industries, aient le meilleur accès possible au capital, au financement, afin d’apporter leurs solutions à l’échelle industrielle et d’assurer un financement optimal tout au long de leurs chaînes de production. »

Pour ce faire, les ogres du capital financier international seront installés tout en haut de l’affiche de la triste comédie qui se joue. « Nous devons veiller à ce que les milliards d’économies réalisées par les Européens soient investis sur les marchés à l’intérieur de l’UE, insiste la présidente de la Commission, qui précise, pour ce faire, l’achèvement de l’union des marchés des capitaux est absolument primordial. [Cette dernière] pourrait, à elle seule, attirer des centaines de milliards d’investissements supplémentaires par an dans l’économie européenne, renforçant ainsi sa compétitivité. »

Voilà donc les buts de « l’économie de guerre » : renforcer les marchés des capitaux, nourrir le grand capital de l’industrie militaire, dont les cotations boursières volent vers des cieux cléments, et transférer toujours plus d’argent du travail vers le capital. Des 800 milliards d’euros annoncés, 650 milliards sont à la charge des États. Les 150 milliards supplémentaires seront empruntés aux institutions financières, qui s’en réjouissent.

Sans aucun débat, le gouvernement français s’est empressé de répondre positivement aux injonctions bruxelloises en déclarant que le budget de la Défense doublerait pour passer à 90 milliards d’euros annuels. Une augmentation qui représente au moins trois fois les prévisions de déficit du système des retraites en 2035, telles qu’elles nous sont présentées officiellement. Quatre-vingt-dix milliards d’euros, c’est aussi une fois et demie le budget de l’Éducation nationale, trois fois le budget de la Recherche, quatre fois le budget du ministère du Travail ou celui de l’Écologie.

Pendant ce temps, l’Ukraine est écrasée, humiliée, Gaza se meurt, les enfants forçats du cobalt dans les mines de la République démocratique du Congo s’épuisent et meurent pour nos voitures électriques, pour nos smartphones et pour l’industrie militaire européenne. L’abjection du capitalisme qui, pour se relancer, se nourrit de peur et de guerre, tout en détruisant méticuleusement les grands conquis sociaux, les décisions de l’accord de Paris, qui vise à contenir le réchauffement climatique, et tous les accords protégeant la biodiversité, toutes les institutions internationales construite au lendemain de la seconde guerre mondiale. L’exact opposé de l’intérêt général, humain et environnemental que nous ne cesserons de défendre.

Voilà pourquoi nous n’avons pas à nous laisser impressionner par les pressions, par les insultes, par les menaces, au prétexte que nous sommes des militants pour la paix.

Nous ne disons pas que le combat est facile à l’heure de la tentative de reconstruction des empires.

Nous ne disons pas que le combat est facile quand Poutine, ses oligarques et les nationalistes russes veulent construire une fédération eurasiatique contre l’opinion de pays qui ne veulent pas se soumettre à un nouvel Empire grand-russe.

Nous ne disons pas que le combat est facile quand Trump assigne comme mission aux pays européens qui s’y soumettent le contrôle du front de l’Est afin que les forces nord-américaines se concentrent sur la Chine et alors que Trump redouble dans ses efforts de soutien à l’extrême droite israélienne qui détruit chaque recoin de la Palestine au lance-flammes. De toutes nos forces, nous refusons le pire qui peut même se présenter par accident au détour d’une incompréhension, d’une joute verbale, d’une erreur d’appréciation et provoquer l’envoi d’une bombe ou d’un drone au mauvais endroit.

Voilà pourquoi,toutes nos énergies doivent être consacrées au combat pour la paix et pour la justice. Une paix qui va de pair avec la promotion de toutes les sécurités humaines.

Nous devons porter le débat sur des stratégies alternatives aux logiques guerrières en cours afin de bâtir une paix solide, réelle, durable en Europe. Cela appelle le mouvement progressiste pour la paix et le désarmement à entrer en contact avec les forces de paix sur tout le continent, et au-delà. Elle appelle à pousser le pouvoir, à commencer par le président de la République, à cesser de décider de tout, tout seul, et à rechercher des alliances avec des pays qui refusent l’alignement campiste pour peser en faveur d’un projet de sécurité commune. Celui-ci peut inclure des efforts d’investissement en Europe dans l’industrie de Défense, mais aussi des initiatives de désarmement notamment de destruction de missiles de portée intermédiaire, la destruction des armes chimiques et biologiques, de la désescalade nucléaire et du désarmement nucléaire.

Pourquoi tant insister sur le partage du parapluie nucléaire avec les autres pays européens, toujours parsemés des ogives états-uniennes, si ce n’est par provocation ? Quand bien même ce débat se poserait, il appartient au peuple d’en décider, et non le monarque qui se rêve désormais en nouvel empereur de l’Europe prêt à nous faire vitrifier. Pourquoi tant insister sur le déploiement de troupes pour faire respecter un cessez-le-feu sur le territoire ukrainien sans jamais évoquer l’ONU ? À quel moment M. Poutine utilisera-t-il l’argument de la cobelligérance qui ouvrira les portes du pire ?

Il ne peut y avoir de traité de paix sans participation de l’Ukraine et des pays européens aux discussions. Un tel traité n’est possible que si l’Union européenne, d’une part, et la Russie, d’autre part, cessent de tenter de se disputer l’Ukraine comme un pays devant rejoindre le giron de l’une ou l’autre des parties. Avec un système paneuropéen de sécurité commune, l’Ukraine peut être autonome et coopérer à la fois avec l’Union européenne et la Russie. On peut imaginer que, dans les régions disputées aujourd’hui par la Russie, les populations puissent, sous l’égide de l’ONU et d’un contrôle international, être consultées et voir leur vote respecté. Le chemin escarpé de la paix peut être défriché.

Pour cela, les citoyens du monde qui veulent vivre et assurer un avenir aux générations futures doivent se faire entendre. Les peuples ne doivent plus placer leur destin dans les mains des oligarques. À l’unisson, ils doivent à bout de bras tenir la paix.

Patrick Le Hyaric

11 Mars 2025

* Cf. Rémi Godeau, éditorialiste du journal l’Opinion : « La seule solution budgétaire tenable pour financer l’effort de guerre, c’est une baisse drastique des dépenses sociales, à commencer par les retraites. » Nicolas Bouzou, influenceur des milieux d’affaires, cracheur antisocial sur différentes chaînes de télévision : « Face au risque de guerre, la France doit adopter un programme de puissance économique. Augmenter le temps de travail, partir en retraite plus tard, simplifier radicalement la vie des entreprises, libérer l’innovation sont désormais des impératifs sécuritaires. »Dominique Seux directeur de la rédaction des « Echos » journal des milieux d’affaires « Travailler plus est le meilleur moyen de financer l’effort nécessaire pour nos armées ».

** Les cours de bourse des groupes de l’industrie militaire flambent sur les diverses places boursières européennes. Ces derniers jours, l’action Thalès (radar) a augmenté de 16 %, Safran (drones) de 3 %, Dassault Aviation (le Rafale) de 15 %. Depuis le début de l’année, les firmes allemandes Rheinmetall et Hensold ont vu la valeur de leur action augmenter respectivement de 8 % et de 15 %. Ceux du Suédois Saab ont fait +28 %, et ceux de l’italien Léonardo, +38 %.


1 commentaire


Guiheu 13 mars 2025 à 10 h 33 min

Encore une fois merci Patrick pour ce très precis développement des conséquences du réarmement de la France et l’Europe qui nourrit les ambitions mortiers du capitalisme.
Fraternellement
Jocelyne Guiheu

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